Dans son récit autobiographique Bouche cousue, Mazarine Pingeot s'adresse à son enfant à naître et évoque son père François Mitterrand.
Je n'ai pas la manie des archives, des preuves écrites de mon existence ou de celle des autres. Les mots manuscrits passent, ceux qui sont imprimés restent. Il y a la vie et la littérature. Je ne jette jamais rien mais j'égare. Il n'y a que les amants pour conserver leurs lettres, comme une preuve à charge, un souvenir de ce qui peut disparaître, un barrage contre la précarité du sentiment, une lutte sans espoir contre le temps. Mon amour pour mon père ne peut disparaître. Notre lien n'a pas besoin de preuve ni de témoins. Je n'ai pas besoin de posséder des petits riens, et en même temps ils me manquent. Mais où les conserver, qu'en faire, quand les lire sinon au hasard d'un rangement ? Ma mère est conservateur de musée, elle sait mieux s'y prendre, et même avec passion.
C'est ce sentiment qui a contribué à m'empêcher de me retourner : infidélité, incapacité de traduire une vérité, de la retrouver, de l'exalter. De la même manière que je n'aime pas raconter mes rêves parce que les mots sont inaptes à exprimer leur texture si particulière, j'ai du mal à dire mes souvenirs. Mais tout ce qui échappe au langage échappe à la pensée, puis à la mémoire. Mettre des mots sur des moments de vie, des odeurs familières, des émotions fugaces, est une manière de les trahir, mais la seule de les ressusciter. Seulement ces moments, déjà lorsqu'ils étaient vécus, ne devenaient jamais des mots. Chercher derrière le silence ce qu'il dissimulait. Inventer un langage à ma mémoire, accepter ses mensonges. Ils recèlent un part de vérité.
Je ne peux pas être chronologique. Mais tu verras, une vie ne l'est jamais.