Baudelaire est-il un poète romantique ? Salon de 1846 : Qu'est-ce que le romantisme ?

Dans cet extrait du Salon de 1846, Baudelaire définit le romantisme en tant que mouvement artistique dépassant les techniques et le choix des sujets. Sans prétendre en faire partie, il l'érige en expression de la beauté de son siècle.

II


QU’EST—CE QUE LE ROMANTISME ?


Peu de gens aujourd’hui voudront donner à ce mot un sens réel et positif ; oseront-ils cependant affirmer qu’une génération consent à livrer une bataille de plusieurs années pour un drapeau qui n’est pas un symbole ?

Qu’on se rappelle les troubles de ces derniers temps, et l’on verra que, s’il est resté peu de romantiques, c’est que peu d’entre eux ont trouvé le romantisme ; mais tous l’ont cherché sincèrement et loyalement.

Quelques-uns ne se sont appliqués qu’au choix des sujets ; ils n’avaient pas le tempérament de leurs sujets. — D’autres, croyant encore à une société catholique, ont cherché à refléter le catholicisme dans leurs œuvres. — S’appeler romantique et regarder systématiquement le passé, c’est se contredire. — Ceux-ci, au nom du romantisme, ont blasphémé les Grecs et les Romains : or on peut faire des Romains et des Grecs romantiques, quand on l’est soi-même. — La vérité dans l’art et la couleur locale en ont égaré beaucoup d’autres. Le réalisme avait existé longtemps avant cette grande bataille, et d’ailleurs, composer une tragédie ou un tableau pour M. Raoul-Rochette, c’est s’exposer à recevoir un démenti du premier venu, s’il est plus savant que M. Raoul-Rochette1.

Le romantisme n’est précisément ni dans le choix des sujets ni dans la vérité exacte, mais dans la manière de sentir.

Ils l’ont cherché en dehors, et c’est en dedans qu’il était seulement possible de le trouver.

Pour moi, le romantisme est l’expression la plus récente, la plus actuelle du beau.

Il y a autant de beautés qu’il y a de manières habituelles de chercher le bonheur.

La philosophie du progrès explique ceci clairement ; ainsi, comme il y a eu autant d’idéals qu’il y a eu pour les peuples de façons de comprendre la morale, l’amour, la religion, etc., le romantisme ne consistera pas dans une exécution parfaite, mais dans une conception analogue à la morale du siècle.

C’est parce que quelques-uns l’ont placé dans la perfection du métier que nous avons eu le rococo du romantisme, le plus insupportable de tous sans contredit.

Il faut donc, avant tout, connaître les aspects de la nature et les situations de l’homme, que les artistes du passé ont dédaignés ou n’ont pas connus.

Qui dit romantisme dit art moderne, — c’est-à-dire intimité, spiritualité, couleur, aspiration vers l’infini, exprimées par tous les moyens que contiennent les arts.

Il suit de là qu’il y a une contradiction évidente entre le romantisme et les œuvres de ses principaux sectaires.

Que la couleur joue un rôle très important dans l’art moderne, quoi d’étonnant ? Le romantisme est fils du Nord, et le Nord est coloriste ; les rêves et les féeries sont enfants de la brume. L’Angleterre, cette patrie des coloristes exaspérés, la Flandre, la moitié de la France, sont plongées dans les brouillards ; Venise elle-même trempe dans les lagunes. Quant aux peintres espagnols, ils sont plutôt contrastés que coloristes.

En revanche le Midi est naturaliste, car la nature y est si belle et si claire que l’homme, n’ayant rien à désirer, ne trouve rien de plus beau à inventer que ce qu’il voit : ici, l’art en plein air, et, quelques centaines de lieues plus haut, les rêves profonds de l’atelier et les regards de la fantaisie noyés dans les horizons gris.

Le Midi est brutal et positif comme un sculpteur dans ses compositions les plus délicates ; le Nord souffrant et inquiet se console avec l’imagination et, s’il fait de la sculpture, elle sera plus souvent pittoresque que classique.

Raphaël, quelque pur qu’il soit, n’est qu’un esprit matériel sans cesse à la recherche du solide ; mais cette canaille de Rembrandt est un puissant idéaliste qui fait rêver et deviner au delà. L’un compose des créatures à l’état neuf et virginal, — Adam et Eve ; — mais l’autre secoue des haillons devant nos yeux et nous raconte les souffrances humaines.

Cependant Rembrandt n’est pas un pur coloriste, mais un harmoniste ; combien l’effet sera donc nouveau et le romantisme adorable, si un puissant coloriste nous rend nos sentiments et nos rêves les plus chers avec une couleur appropriée aux sujets !

Avant de passer à l’examen de l’homme qui est jusqu’à présent le plus digne représentant du romantisme, je veux écrire sur la couleur une série de réflexions qui ne seront pas inutiles pour l’intelligence complète de ce petit livre.


1Désiré Raoul-Rochette était un archéologue français très réputé.


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Résumé

Baudelaire se pose tout d'abord en adversaire de ceux qui méprisent le terme de "romantisme". Puis il fait le départ entre romantiques autoproclamés et romantiques avérés : les premiers s'en tiennent au "choix des sujets", les seconds ont une certaine "manière de sentir". Il exalte la beauté du romantisme, qu'il considère comme l'expression de son siècle, et non comme une technique. Il accole ensuite romantisme et modernité, en en donnant tous les critères, et explique que le romantisme est un idéalisme du Nord de l'Europe, qui s'oppose au matérialisme du Sud, Rembrandt incarnant l'un, et Raphaël l'autre.
Œuvre : Salon de 1846
Auteur : Charles Baudelaire
Parution : 1846
Siècle : XIXe
Place de l'extrait dans l'œuvre : Après la dédicace "Aux bourgeois" et le premier chapitre "A quoi bon la critique" ?

Thèmes

art, mouvement artistique, romantisme, couleur, peinture

Notions littéraires

Narration : Sans objet
Focalisation : Sans objet
Genre : Critique
Dominante : Argumentatif, Explicatif
Registre : Didactique, Oratoire
Mouvement : Modernité
Notions : question rhétorique, métaphore, situation d'énonciation, subjectivité, réfutation, modalisateurs, argumentation directe, péjoratif, connecteurs

Entrées des programmes

  • 2nde - La littérature d’idées et la presse du XIXe siècle au XXIe siècle

Textes et œuvres en prolongement

Rembrandt, "Tête d'un vieil homme à la casquette"