Balzac, Le Père Goriot - Conversation entre deux domestiques

A travers ce dialogue entre deux domestiques, Balzac témoigne de son sens de l'observation sociologique : par la syntaxe chaotique et l'utilisation de l'argot, il crée un véritable sociolecte qui répond à la visée documentaire de la littérature réaliste. Mais le dialogue n'est pas dénué de comique : le caractère cancanier des domestiques prête en effet à sourire, de même que leur argot.

— Bah ! fit Sylvie en buvant de petites gorgées de café, nos places sont encore les meilleures du quartier : on y vit bien. Mais à propos du grand papa Vautrin, Christophe, vous a-t-on dit quelque chose ?

— Oui. J’ai rencontré il y a quelques jours un monsieur dans la rue, qui m’a dit : « N’est-ce pas chez vous que demeure un gros monsieur qui a des favoris qu’il teint ? » Moi, j’ai dit : « Non, monsieur, il ne les teint pas. Un homme gai comme lui, il n’en a pas le temps. » J’ai donc dit ça à M. Vautrin, qui m’a répondu : « Tu as bien fait, mon garçon ! Réponds toujours comme ça. Rien n’est plus désagréable que de laisser connaître nos infirmités. Ça peut faire manquer des mariages. »

— Eh bien, à moi, au marché, on a voulu m’englauder1 aussi pour me faire dire si je lui voyais passer sa chemise. C’te farce !… Tiens, dit-elle en s’interrompant, voilà dix heures quart moins qui sonnent au Val-de-Grâce, et personne ne bouge !

— Ah bah ! ils sont tous sortis. Madame Couture et sa jeune personne2 sont allées manger le bon Dieu à Saint-Étienne dès huit heures. Le père Goriot est sorti avec un paquet. L’étudiant ne reviendra qu’après son cours, à dix heures. Je les ai vus partir en faisant mes escaliers, que le père Goriot m’a donné un coup avec ce qu’il portait, qu’était dur comme du fer. Qué qui fait donc, ce bonhomme-là ? Les autres le font aller comme une toupie, mais c’est un brave homme tout de même, et qui vaut mieux qu’eux tous. Il ne donne pas grand’chose ; mais les dames chez lesquelles il m’envoie quelquefois allongent de fameux pourboires, et sont joliment ficelées.

— Celles qu’il appelle ses filles, hein ? Elles sont une douzaine.

— Je ne suis jamais allé que chez deux, les mêmes qui sont venues ici.

— Voilà madame qui se remue ; elle va faire son sabbat : faut que j’y aille. Vous veillerez au lait, Christophe, rapport au chat.

Sylvie monta chez sa maîtresse.


1englauder : déformation d'enclauder : tromper

2Victorine Taillefer


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Résumé

Dans cet extrait du dialogue entre Sylvie, la cuisinière, et Christophe, le garçon de peine, on apprend qu'à l'échelle des domestiques, la maison Vauquer est un établissement tout à fait convenable. La discussion porte ensuite sur Vautrin : on voit alors que ce dialogue a avant tout un rôle informatif puisqu'il fait comprendre au lecteur que Vautrin est connu dans tout Paris, et qu'il est recherché. Mais il a aussi un rôle sociologique car on a, pour une fois, un point de vue alternatif à celui de Rastignac : celui des classes laborieuses. Or, elles ont conscience avant les autres que le père Goriot est à plaindre.
Œuvre : Le Père Goriot
Auteur : Honoré de Balzac
Parution : 1834
Siècle : XIXe
Place de l'extrait dans l'œuvre : Partie I - Une pension bourgeoise

Thèmes

domestiques, domesticité

Notions littéraires

Narration : 3e personne
Focalisation : Omnisciente
Genre : Roman
Dominante : Dialogue
Registre : Comique
Mouvement : Réalisme
Notions : sociolecte, littérature documentaire, anacoluthe, discours direct, aphérèse, discours rapporté, apocope, argot, comique de mots, comique de caractère

Entrées des programmes

  • 2nde - Le roman et le récit du XVIIIe au XXIe siècle
  • 1ere - Le roman et le récit du Moyen-Age au XXIe siècle

Les figures de style et procédés d'écriture

  • métaphore