Balzac - Description réaliste

L'incipit de la quatrième partie de "La Femme de trente ans", intitulée "Le Doigt de Dieu", s'ouvre sur une description minutieuse des toits de Paris. Alors que Balzac donne l'impression, par diverses métaphores, de projeter son sentiment sur le paysage à la manière des romantiques, il ouvre en fait la voie au réalisme en grattant sous la surface et en dévoilant la "ville que vous ne voyez pas". En l'occurrence, le cimetière du Père-Lachaise. On se rend compte alors que c'est la voix du narrateur omniscient, chère à Balzac, que l'on entend depuis le début, et que c'est à travers son regard parfois mystique que Paris s'est déployée sous nos yeux.

LE DOIGT DE DIEU.


 Entre la barrière d’Italie et celle de la Santé, sur le boulevard intérieur qui mène au Jardin-des-Plantes, il existe une perspective digne de ravir l’artiste ou le voyageur le plus blasé sur les jouissances de la vue. Si vous atteignez une légère éminence à partir de laquelle le boulevard, ombragé par de grands arbres touffus, tourne avec la grâce d’une allée forestière verte et silencieuse, vous voyez devant vous, à vos pieds, une vallée profonde, peuplée de fabriques à demi villageoises, clair-semée de verdure, arrosée par les eaux brunes de la Bièvre ou des Gobelins. Sur le versant opposé, quelques milliers de toits, pressés comme les têtes d’une foule, recèlent les misères du faubourg Saint-Marceau. La magnifique coupole du Panthéon, le dôme terne et mélancolique du Val-de-Grâce dominent orgueilleusement toute une ville en amphithéâtre dont les gradins sont bizarrement dessinés par des rues tortueuses. De là, les proportions des deux monuments semblent gigantesques ; elles écrasent et les demeures frêles et les plus hauts peupliers du vallon. À gauche, l’Observatoire, à travers les fenêtres et les galeries duquel le jour passe en produisant d’inexplicables fantaisies, apparaît comme un spectre noir et décharné. Puis, dans le lointain, l’élégante lanterne des Invalides flamboie entre les masses bleuâtres du Luxembourg et les tours grises de Saint-Sulpice. Vues de là, ces lignes architecturales sont mêlées à des feuillages, à ces ombres, sont soumises aux caprices d’un ciel qui change incessamment de couleur, de lumière ou d’aspect. Loin de vous, les édifices meublent les airs ; autour de vous, serpentent des arbres ondoyants, des sentiers campagnards. Sur la droite, par une large découpure de ce singulier paysage, vous apercevez la longue nappe blanche du canal Saint-Martin, encadré de pierres rougeâtres, paré de ses tilleuls, bordé par les constructions vraiment romaines des Greniers d’abondance. Là, sur le dernier plan, les vaporeuses collines de Belleville, chargées de maisons et de moulins, confondent leurs accidents avec ceux des nuages. Cependant il existe une ville, que vous ne voyez pas, entre la rangée de toits qui borde le vallon et cet horizon aussi vague qu’un souvenir d’enfance ; immense cité, perdue comme dans un précipice entre les cimes de la Pitié et le faîte du cimetière de l’Est, entre la souffrance et la mort. Elle fait entendre un bruissement sourd semblable à celui de l’Océan qui gronde derrière une falaise comme pour dire : — Je suis là. Si le soleil jette ses flots de lumière sur cette face de Paris, s’il en épure, s’il en fluidifie les lignes ; s’il y allume quelques vitres, s’il en égaie les tuiles, embrase les croix dorées, blanchit les murs et transforme l’atmosphère en un voile de gaze ; s’il crée de riches contrastes avec les ombres fantastiques ; si le ciel est d’azur et la terre frémissante, si les cloches parlent, alors de là vous admirerez une de ces féeries éloquentes que l’imagination n’oublie jamais, dont vous serez idolâtre, affolé comme d’un merveilleux aspect de Naples, de Stamboul ou des Florides. Nulle harmonie ne manque à ce concert. Là, murmurent le bruit du monde et la poétique paix de la solitude, la voix d’un million d’êtres et la voix de Dieu. Là gît une capitale couchée sous les paisibles cyprès du Père-Lachaise.

 Par une matinée de printemps, au moment où le soleil faisait briller toutes les beautés de ce paysage, je les admirais, appuyé sur un gros orme qui livrait au vent ses fleurs jaunes. Puis, à l’aspect de ces riches et sublimes tableaux, je pensais amèrement au mépris que nous professons, jusque dans nos livres, pour notre pays d’aujourd’hui. Je maudissais ces pauvres riches qui, dégoûtés de notre belle France, vont acheter à prix d’or le droit de dédaigner leur patrie en visitant au galop, en examinant à travers un lorgnon les sites de cette Italie devenue si vulgaire. Je contemplais avec amour le Paris moderne, je rêvais, lorsque tout à coup le bruit d’un baiser troubla ma solitude et fit enfuir la philosophie.

Juste une petite question avant de vous laisser lire le texte 😇

Afin de proposer un contenu adapté, nous avons besoin de mieux vous connaitre.

Résumé

Balzac propose une visite de Paris à partir d'un lieu signifiant : une "éminence", qui permet un regard surplombant. Les personnifications et autres hypallages donnent vie aux toits de Paris, tant à ceux des fabriques ou des maisons de Belleville, qu'à celui du Panthéon ou à celui des Invalides. Après les avoir décrits minutieusement, le narrateur nous fait cependant remarquer avec des accents mystiques que nous ne voyons rien : en effet, la ville véritable est cachée et se trouve entre les tombes du Père-Lachaise. Sans crier gare, le narrateur fait alors de ce paysage le théâtre de ses pensées, et d'un drame à venir.
Œuvre : La Femme de trente ans
Auteur : Honoré de Balzac
Parution : 1831
Siècle : XIXe
Place de l'extrait dans l'œuvre : Incipit de la partie "Le Doigt de Dieu"

Thèmes

Paris, Père Lachaise, architecture

Notions littéraires

Narration : 1re personne
Focalisation : Omnisciente
Genre : Roman
Dominante : Descriptif
Registre : Réaliste, Dramatique
Notions : hypallage, personnification, métaphore, déictiques, narrataire, focalisation, voix narrative, valeurs du présent, effet de plongée, prose poétique

Entrées des programmes

  • 5e - Regarder le monde, inventer des mondes : imaginer des univers nouveaux. -> Poèmes ou récit proposant une reconfiguration poétique de la réalité
  • 5e - Questionnement complémentaire : l’être humain est-il maître de la nature ? - description réaliste
  • 4e - Regarder le monde, inventer des mondes : la fiction pour interroger le réel - roman
  • 2nde - Le roman et le récit du XVIIIe au XXIe siècle
  • 1ere - Le roman et le récit du Moyen-Age au XXIe siècle

Textes et œuvres en prolongement

L'Education sentimentale