Quand ils avaient les livres pour eux seuls, ils ne les lisaient pas. Ils s’asseyaient, les tenaient sur leurs genoux, regardaient les images en tournant les pages délicatement. Ils touchaient. Palper doit être le geste qu’on fait quand on possède, car c’était ce qu’ils faisaient, palper, soupeser, retourner l’objet dans tous les sens. Assis par terre, les enfants se chamaillaient parce que l’un d’entre eux gardait le livre trop longtemps. Puis les femmes, Angéline la première, le prenaient à leur tour. Quelquefois Lulu venait en dernier, il déchiffrait des mots qu’il répétait dans sa tête. Personne ne pouvait lire. Les mères, qui reconnaissaient les lettres et certains mots, ne comprenaient pas le sens des phrases entières. Le livre les débordait, venait à bout de leur tête à peine avait-il commencé de se dérouler. Nadia en pleura : non décidément il n’y avait pas moyen de comprendre même en s’appliquant, elle butait sans arrêt, ne savait plus ce qu’elle lisait, avait oublié dans l’élan pour lire la suite ce qu’elle avait lu avant. Elle était recroquevillée sur les gros caractères noirs, selon ce réflexe usuel que l’on a d’approcher les yeux quand on accroche. Les enfants n’écoutaient rien. « Esther lit mieux que toi ! », dit Sandro. Nadia n’essaya plus de lire pour eux. Ils gardaient les livres comme des talismans. Le mercredi suivant ils les rendaient à Esther. « On te les a chourés, t’as rien vu, t’as rien vu ! T’es qu’une gadjé ! » Et Esther riait, parce que c’était incroyable, elle faisait attention, elle connaissait leur manège, elle cachait la caisse, et elle ne s’apercevait jamais de rien. Quand ils voulaient s’amuser, ils lui montraient le livre sans lui donner. Alors elle les poursuivait autour des caravanes et finissait par les attraper (parce qu’ils ne pouvaient plus courir à force de rire). Ils aimaient ce jeu et leurs mères ne jouaient pas. Quand Esther courait, ou bien se cachait pour surprendre un des enfants, les femmes hochaient la tête. « Qu’est-ce qu’elle fait ? disaient-elles. C’est une gamine ! » (...)
Les mères étaient fières de les voir heureux avec des livres. Quels secrets y avait-il dans les mots les uns contre les autres ? Elles pensaient que c’en était plein.
Alice Ferney, Grâce et dénuement, 1997