Ahmed Sefrioui, La Boîte à Merveilles - Un mardi comme les autres

Le MARDI, jour néfaste pour les élèves du Msid1, me laisse dans la bouche un goût d’amertume. Tous les mardis sont pour moi couleur de cendre.

Il faisait froid, ma nuit avait été peuplée de cauchemars. Des femmes échevelées menaçaient de me crever les yeux, m’envoyaient au visage les pires injures. Parfois, l’une d’elles me balançait à travers la fenêtre et je m’enfonçais lourdement dans le vide. Je criai. Une main, combien douce, se posa sur mon front.

Le matin, je me rendis au Msid selon mon habitude. Le fqih2 avait son regard de tous les mardis. Ses yeux n’étaient perméables à aucune pitié. Je décrochai ma planchette et me mis à ânonner les deux ou trois versets qui y étaient écrits.

A six ans, j’avais déjà conscience de l’hostilité du monde et de ma fragilité. Je connaissais la peur, je connaissais la souffrance de la chair au contact de la baguette de cognassier. Mon petit corps tremblait dans ses vêtements trop minces. J’appréhendais le soir consacré aux révisions. Je devais, selon la coutume, réciter les quelques chapitres du Coran que j’avais appris depuis mon entrée à l’école.

A l’heure du déjeuner, le maître me fit signe de partir. J’accrochai ma planchette. J’enflai mes babouches qui m’attendaient à la porte du Msid et je traversai la rue.

Ma mère me reçut assez froidement. Elle souffrait d’une terrible migraine. Pour enrayer le mal, elle avait les tempes garnies de rondelles de papier copieusement enduites de colle de farine. Le déjeuner fut improvisé et la bouilloire sur son brasero entama timidement sa chanson. Lalla Aïcha, une ancienne voisine, vint nous rendre visite. Ma mère la reçut en se plaignant de ses maux tant physiques que moraux. Elle affectait une voix faible de convalescente, s’étendait sur les souffrances de telle partie de son corps, serrait violemment des deux mains sa tête empaquetée dans un foulard. Lalla Aïcha lui prodigua toutes sortes de conseils, lui indiqua un fqih dans un quartier éloigné, dont les talismans faisaient miracle. Je me tenais timide et silencieux dans mon coin. La visiteuse remarqua la pâleur de mon visage.

- Qu’a-t-il ton fils ? demanda-t-elle.

Et ma mère de répondre :

- Les yeux du monde sont si mauvais, le regard des envieux a éteint l’éclat de ce visage qui évoquait un bouquet de roses. Te souviens-tu de ses joues qui suaient le carmin ? et de ses yeux aux longs cils, noirs comme les ailes du corbeau ? Dieu est mon mandataire, sa vengeance sera terrible.

- Je peux te donner un conseil; dit Lalla Aïcha : montons tous les trois cet après-midi à Sidi Ali Boughaleb. Cet enfant ne pourra pas supporter le Msid; si tu lui faisais boire de l’eau du sanctuaire, il retrouverait sa gaîté et sa force.

Ma mère hésitait encore. Pour la convaincre Lalla Aïcha parla longuement de ses douleurs de jointures, de ses jambes qui ne lui obéissaient plus, de ses mains lourdes comme du plomb, des difficultés qu’elle éprouvait à se retourner dans son lit et des nuits blanches qu’elle avait passées à gémir comme Job sur son grabat. Grâce à Sidi Ali Boughaleb, patron des médecins et des barbiers, ses douleurs ont disparu.

- Lalla Zoubida, c’est Dieu qui m’envoie pour te secourir, t’indiquer la voie de la guérison, je vous aime, toi et ton fils, je ne retrouverai jamais le goût ni de la nourriture, ni de la boisson si je vous abandonne à vos souffrances. Ma mère promit de visiter Sidi Ali Boughaleb et de m’emmener cet après-midi même. Lalla Aïcha soupira de satisfaction.

Les deux femmes restèrent à bavarder encore longtemps. Ma mère monta sur la terrasse, redescendit avec une brassée de plantes aromatiques qu’elle cultivait dans des pots ébréchés et de vieilles marmites d’émail. Elle parfuma son thé de verveine et de sauge, proposa à Lalla Aïcha une petite branche d’absinthe à mettre dans son verre. Elle refusa poliment, déclara que ce thé était déjà un véritable printemps. Je mis dans mon verre toutes sortes de plantes aromatiques. Je les laissai longtemps macérer. Mon thé devint amer, mais je savais que cette boisson soulageait mes fréquentes coliques.

Ma mère se leva pour se préparer. Elle changea de chemise et de mansouria, chercha au fond du coffre une vieille ceinture brodée d’un vert passé, trouva un morceau de cotonnade blanche qui lui servait de voile, se drapa dignement dans son haïk fraîchement lavé. C’était, en vérité, un grand jour. J’eus droit à ma djellaba blanche et je dus quitter celle de tous les jours, une djellaba grise, d’un gris indéfinissable, constellée de taches d’encre et de ronds de graisse. Lalla Aïcha éprouva toutes sortes de difficultés à s’arracher du matelas où elle gisait.

J’ai gardé un vif souvenir de cette femme, plus large que haute, avec une tête qui reposait directement sur le tronc, des bras courts qui s’agitaient constamment. Son visage lisse et rond m’inspirait un certain dégoût. Je n’aimais pas qu’elle m’embrassât. Quand elle venait chez nous, ma mère m’obligeait à lui baiser la main parce qu’elle était chérifa, fille du Prophète, parce qu’elle avait connu la fortune et qu’elle était restée digne malgré les revers du sort. Une relation comme Lalla Aïcha flattait l’orgueil de ma mère. Enfn, tout le monde s’engagea dans l’escalier. Nous nous trouvâmes bientôt dans la rue.


1 Msid : école coranique

2 fqih : spécialiste


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Résumé

Dans cet extrait, le narrateur, Sidi, raconte une journée typique dans le Maroc des années 1950. La récitation du Coran au Msid, puis les discussions entre sa mère et sa voisine. Cette dernière, trouvant l'enfant trop pâle, parvient à convaincre sa mère de l'emmener à la ville pour visiter le sanctuaire de Sidi Ali Boughaleb.
Œuvre : La Boîte à Merveilles
Auteur : Ahmed Sefrioui
Parution : 1954
Siècle : XXe

Thèmes

enfance, Maroc, mère

Notions littéraires

Narration : 1re personne
Focalisation : Interne
Genre : Roman autobiographique
Dominante : Narratif
Registre : Lyrique
Mouvement : Littérature contemporaine
Notions : récit de rêve

Entrées des programmes

  • 3e - Se chercher, se construire : se raconter, se représenter
  • 2nde - Le roman et le récit du XVIIIe au XXIe siècle

Les figures de style et procédés d'écriture

  • Je sais pas