"A quoi bon la critique" ?

Dans ce premier chapitre du Salon de 1846, Baudelaire développe sa vision de la critique d'art. Sur un ton tantôt polémique, tantôt simplement didactique, il prend audacieusement la défense de la critique, et cherche à lui donner ses lettres de noblesse.

À QUOI BON LA CRITIQUE ?

À quoi bon ? — Vaste et terrible point d’interrogation, qui saisit la critique au collet dès le premier pas qu’elle veut faire dans son premier chapitre.

 L’artiste reproche tout d’abord à la critique de ne pouvoir rien enseigner au bourgeois, qui ne veut ni peindre ni rimer, — ni à l’art, puisque c’est de ses entrailles que la critique est sortie.

 Et pourtant que d’artistes de ce temps-ci doivent à elle seule leur pauvre renommée ! C’est peut-être là le vrai reproche à lui faire.

 Vous avez vu un Gavarni représentant un peintre courbé sur sa toile ; derrière lui un monsieur, grave, sec, roide et cravaté de blanc, tenant à la main son dernier feuilleton. « Si l’art est noble, la critique est sainte. » — « Qui dit cela ? » — « La critique ! » Si l’artiste joue si facilement le beau rôle, c’est que le critique est sans doute un critique comme il y en a tant.

 En fait de moyens et procédés tirés des ouvrages eux-mêmes, le public et l’artiste n’ont rien à apprendre ici. Ces choses-là s’apprennent à l’atelier, et le public ne s’inquiète que du résultat.

 Je crois sincèrement que la meilleure critique est celle qui est amusante et poétique ; non pas celle-ci, froide et algébrique, qui, sous prétexte de tout expliquer, n’a ni haine ni amour, et se dépouille volontairement de toute espèce de tempérament ; mais, — un beau tableau étant la nature réfléchie par un artiste, — celle qui sera ce tableau réfléchi par un esprit intelligent et sensible. Ainsi le meilleur compte rendu d’un tableau pourra être un sonnet ou une élégie.

 Mais ce genre de critique est destiné aux recueils de poésie et aux lecteurs poétiques. Quant à la critique proprement dite, j’espère que les philosophes comprendront ce que je vais dire : pour être juste, c’est-à-dire pour avoir sa raison d’être, la critique doit être partiale, passionnée, politique, c’est-à-dire faite à un point de vue exclusif, mais au point de vue qui ouvre le plus d’horizons.

 Exalter la ligne au détriment de la couleur, ou la couleur aux dépens de la ligne, sans doute c’est un point de vue ; mais ce n’est ni très-large ni très-juste, et cela accuse une grande ignorance des destinées particulières.

 Vous ignorez à quelle dose la nature a mêlé dans chaque esprit le goût de la ligne et le goût de la couleur, et par quels mystérieux procédés elle opère cette fusion, dont le résultat est un tableau.

 Ainsi un point de vue plus large sera l’individualisme bien entendu : commander à l’artiste la naïveté et l’expression sincère de son tempérament, aidée par tous les moyens que lui fournit son métier. Qui n’a pas de tempérament n’est pas digne de faire des tableaux, et, — comme nous sommes las des imitateurs, et surtout des éclectiques, — doit entrer comme ouvrier au service d’un peintre à tempérament. C’est ce que je démontrerai dans un des derniers chapitres.

 Désormais muni d’un criterium certain, criterium tiré de la nature, le critique doit accomplir son devoir avec passion ; car pour être critique on n’en est pas moins homme, et la passion rapproche les tempéraments analogues et soulève la raison à des hauteurs nouvelles.

 Stendhal a dit quelque part : « La peinture n’est que de morale construite ! » — Que vous entendiez ce mot de morale dans un sens plus ou moins libéral, on en peut dire autant de tous les arts. Comme ils sont toujours le beau exprimé par le sentiment, la passion et la rêverie de chacun, c’est-à-dire la variété dans l’unité, ou les faces diverses de l’absolu, — la critique touche à chaque instant à la métaphysique.

 Chaque siècle, chaque peuple ayant possédé l’expression de sa beauté et de sa morale, — si l’on veut entendre par romantisme l’expression la plus récente et la plus moderne de la beauté, — le grand artiste sera donc, — pour le critique raisonnable et passionné, — celui qui unira à la condition demandée ci-dessus, la naïveté, — le plus de romantisme possible.



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Résumé

Baudelaire met en place un raisonnement critique en laissant d'abord la parole à ses adversaires, notamment artistes, qui considèrent que les critiques d'art ne créent rien, et ne sont donc pas légitimes. Gavarni est directement attaqué. Il développe ensuite sa vision de la critique : il la revendique subjective et partielle, et même créative, par opposition à une critique techniciste et sans âme.
Œuvre : Salon de 1846
Auteur : Charles Baudelaire
Parution : 1846
Siècle : XIXe
Place de l'extrait dans l'œuvre : Après la dédicace "Aux bourgeois"

Thèmes

critique, critique d'art, art, subjectivité

Notions littéraires

Narration : Sans objet
Focalisation : Sans objet
Genre : Critique
Dominante : Argumentatif
Registre : Didactique, Ironique, Polémique
Mouvement : Modernité
Notions : subjectivité, modalisateurs, péjoratif, ponctuation expressive, chiasme, thèse, argument, argumentation directe, argument d'autorité

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Gavarni, "Si l'art est noble, la critique est simple" https://tinyurl.com/y3qe37b8